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Philippe Graff

Turin, exemple et modèle d’une centralité urbaine planifiée selon les canons évolutifs du classicisme

Résumé

L’adaptation de Turin au rôle de capitale des États de Savoie amorce en 1563 la lignée de la planification urbaine piémontaise. Le palais ducal projeté en 1584 par l’architecte Vitozzi fixe le centre et les lignes de force des agrandissements de Turin jusqu’au XVIIIe siècle. À l’orée du XIXe siècle, une synthèse des concepts du baroque et des Lumières aboutit au plan régulateur évolutif qui préside aux tracés de la ville industrielle. Vers 1850, ce plan encadre des extensions plus amples, intégrant le tracé des voies ferrées et le périmètre d’une nouvelle limite d’octroi. Les plans régulateurs conçus à Turin ont fourni à l’Italie un outil d’urbanisme toujours en vigueur actuellement. Nice est la ville française la plus marquée par ce concept urbanistique.

Abstract

In 1563 the adaptation of Turin to the role of capital city of the States of Savoy starts the process of Piedmont’s urban planning. The duke’s palace planned in 1584 by the architect Vitozzi defines the centre and the main lines of the further expansion down to the 18th century. At the turn of the 19th century, a synthesis of both Baroque and Enlightenment concepts leads to the evolutionary regulating plan that was to design the industrial city. Around 1850, the plan controls larger extensions, integrating the railways and the perimeter of a new toll limit for the city. The regulating plans designed in Turin have provided Italy with a city planning tool still in use today. Nice is the French town that most clearly bears the stamp of this town planning concept.

Riassunto

L’adattamento di Torino al ruolo di capitale degli stati della Savoia avvia in 1563 la stirpe della pianificazione urbana piemontese. Il palazzo ducale proiettato in 1584 dall’architetto Vitozzi fissa il centro e le linee di forza degli ingrandimenti di Torino fino al XVIIIe secolo. Al inizio del XIXe secolo, una sintesi dei concetti del barocco e delle « Lumières » avvia al piano regolatore evolutivo che presiede alle disposizioni della città industriale. Verso 1850, questo piano inquadra estensioni più ampie, integrando la disposizione delle ferrovie ed il perimetro di un nuovo limite di concessione. I piani regolatori elaborati a Torino hanno fornito all’Italia un attrezzo d’urbanismo sempre in vigore attualmente. Nizza è la città francese più segnata da questo concetto urbanistico.

 

Texte intégral

 

Le cas  de Turin et la planification urbaine piémontaise

La planification urbaine turinoise, vitrine du classicisme

Après avoir été conforté politiquement sur le plan international, le duc de Savoie Emmanuel-Philibert choisit en 1563 Turin comme capitale, faisant de cette ville le centre des structures et des symboles de la dynastie savoyarde. À l’opposé de villes États comme Florence ou Venise, dont l’essor est d’origine médiévale, Turin n’a pas été un foyer d’éclosion de la Renaissance ; c’en est un fruit, une création du classicisme.

Le classicisme, comme mouvement d’art et de création, issu de la Renaissance et d’une lecture de l’art antique, est inspiré par la raison et une recherche d’équilibre, d’efficacité et de plaisir des sens. Il s’inscrit dans les objectifs de l’Humanisme et de la pensée moderne. Les bâtiments d’architecture classique s’articulent en registres superposés : soubassement, pleine façade, couronnement ; les ordres antiques, choisis selon l’effet recherché, président à leur ornementation1. L’urbanisme classique regroupe les bâtiments par îlots bâtis à l’alignement des rues. Le tissu urbain de Turin est composé de formes classiques mises en place du XVIe au XXe siècle, et mettant en évidence leur évolution.

Turin a appliqué le langage classique à une planification destinée à concevoir et réaliser les structures de la capitale des États de Savoie et son ancrage au territoire. Par sa durée, sa constance et son influence sur l’Italie unifiée, cette planification a doté l’urbanisme italien d’un élément de continuité qui marque toujours les plans régulateurs de l’Italie actuelle. La planification turinoise a géré ensemble les lieux d’apparat et l’urbanisation générale de la ville. S’appliquant en tout lieu de la ville, elle a évité un développement libéral arbitraire. Le thème de la ville a joué un rôle central dans la pensée des élites turinoises, marquées par la culture humaniste et l’objectif d’habiliter Turin au rôle de capitale.

Pour réaliser cette transformation, la cour ducale s’est consacrée à la réflexion sur la ville, sur la base de la théorie urbaine de Leon Battista Alberti2, relayée par l’œuvre de Palladio. Les architectes de cour tels que Vitozzi, les Castellamonte, Juvarra furent les relais successifs de cette culture, suivis plus tard par des commissions spécialisées : Congresso d’Archittetura ou Consiglio degli Edili. Trois siècles durant, la planification de cette capitale en expansion, articulée au territoire, a conféré à l’art urbain classique, baroque, puis néoclassique, la dimension d’un urbanisme au plein sens du terme.

Le choix d’une capitale, un enjeu politique et territorial

Le traité de Câteau-Cambresis, en 1559, a donné au duc de Savoie l’occasion d’activer des ambitions typiques de la Renaissance : substituer une monarchie absolue à l’arbitraire féodal, en organisant un État structuré3. Il voulut aussi protéger l’Italie de ses prédateurs ou, par un effet de proximité et d’affinité culturelle, s’affirmer comme le plus légitime d’entre eux. À ces fins, il fixa sa capitale à Turin, idéalement placée au foyer de l’arc alpin occidental sur la marche de l’Italie. Le site de Turin induisit une occupation du territoire différenciée par secteurs, déterminant l’action territoriale et urbanistique. L’ouest, vers la France et l’Espagne par les cols alpins, est mis sous protection. Le sud et l’est, ouverts sur l’Italie, s’offrent au développement et aux échanges. Autour de la ville et au nord, la couronne s’approprie le sol, éloignant les domaines féodaux. Le langage baroque inscrira cette stratégie dans le visible, au moyen de formes emblématiques et spectaculaires.

Pragmatique et humaniste, le duc Emmanuel-Philibert privilégie la rationalité par rapport à l’idéologie contre réformiste alors en vigueur. Misant sur les ressources propres de la ville, il promeut une aristocratie urbaine acquise à ses visées. La constance et la persévérance seront fécondes : Turin cristallisera l’unification de l’Italie, dont elle sera la première capitale en 1861, avant d’être un grand centre industriel productif et novateur.

Le duc missionne les professionnels de l’époque pour faire de Turin une capitale de rang international centrée sur un nouveau palais. À partir de 1563, la cour devient un brain trust œuvrant à traduire les objectifs politiques en structures et en formes spatiales. En conformité aux idées d’Alberti, la démarche est globale ; elle implique et combine, aux échelles les plus vastes, l’aménagement du territoire et, aux échelles les plus fines, l’architecture. Des mesures conservatoires sont d’abord prises : arasement des faubourgs, permis de construire ducal, acquisitions foncières. La défense est modernisée : l’enceinte est bastionnée et dotée d’une citadelle pentagonale au sud-ouest de la ville, secteur exposé. La démarche aboutit en 1584 à la tenue d’un concours pour un nouveau palais ducal. Ajoutant au programme assigné une dimension urbaine, l’architecte lauréat Ascanio Vitozzi amorce la dynamique qui produira une capitale emblématique organiquement liée au territoire.

La conception d’une capitale baroque (1584-1760)

Le projet fondateur d’Ascanio Vitozzi

Le projet de Vitozzi propose conjointement un nouveau palais et une zone de commande articulée à un complexe d’espaces publics. Le palais est à l’angle nord-est du carré de la ville médiévale. Il ouvre au nord sur un parc prolongé extra muros par des terres de chasse. Il donne au sud sur une grande place (piazza Castello) entourée de bâtiments à portiques, de langage classique et de tradition italienne, ouverte sur un axe percé à travers la ville (via Roma) jusqu’à l’enceinte sud. Une seconde rue neuve (via Palazzo di Città) relie la piazza Castello à l’hôtel de ville, au cœur de la ville médiévale. La piazza Castello est scindée par une galerie délimitant la piazzetta Reale, plus intime, adossée au palais. Le palais, la place et l’équerre des deux rues composent les tracés fondateurs d’Ascanio Vitozzi. En négatif des espaces publics, les bâtiments du palais, au nord, sont complétés par, côté vieille ville, un complexe religieux et côté est, des bâtiments administratifs. Le chantier dure une trentaine d’années. Instituée par une patente de 1587, la via Roma est ouverte en 1615. Concédés en 1606, les portiques de la place sont achevés en 1608 ; les immeubles les surmontant datent de 1612.

L’architecture monumentale de la zone de commande et des immeubles à arcades renouvelle l’image de la ville et amorce une nouvelle forme urbaine. Une église de Vitozzi, la chiesa del Corpus Domini (1603) jalonne la via Palazzo di Città dans la ville ancienne. Hors des murs, la résidence ducale de Miraflores (1587) donne une destination à la via Roma, affirmée comme axe d’extension vers le sud. L’église Santa Maria al Monte, de Giacomo Soldati (1584) et Ascanio Vitozzi (1610), domine la rive droite du Pô. La Villa della Regina (Vitozzi, 1615) s’y ajoute comme point de vue sur la ville en chantier et désigne l’est comme secteur d’extension urbaine aristocratique. En s’ajoutant à la citadelle de l’ouest, et aux terres de chasse du nord, ces édifices confirment la vocation territoriale du projet et la spécialisation des points cardinaux.

Sans créer pour l’instant de tissus urbains en nappe, le projet de Vitozzi polarise pour longtemps l’expansion urbaine. La centralité urbaine, jadis focalisée sur un axe interne est-ouest, de l’ancien palais à l’hôtel de ville, se trouve déplacée, polarisée autour de la nouvelle zone de commande, et réorientée par l’axe pointé au sud, à partir du pôle de la piazza Castello, et vers le Pô, à l’est.

Les débuts d’une politique d’agrandissements planifiés

Une priorité de Charles Emmanuel Ier, duc de Savoie de 1580 à 1630, fut d’agrandir Turin au-delà de ses limites médiévales, pour des raisons symboliques plus que par nécessité démographique. Les décisions se heurtèrent aux réticences de la population à déplacer leurs activités. L’aire d’agrandissement tardant à accueillir des résidences nobles, le duc multiplia les mesures incitatives, comme l’attribution de terrains au clergé. Par ailleurs, le duc ne s’activa à développer le tissu urbain de la nouvelle capitale qu’à partir de 1618, après la guerre du Montferrat, fin d’une période troublée et difficile4.

Deux projets du capitaine Vitozzo Vitozzi, au début du XVIIe siècle, opposent deux hypothèses. La première, dans une logique de ville utopique comme à Palmanova, consiste à adjoindre à la ville un fragment urbain relevant d’une logique propre. La seconde, qui sera retenue, propose une nouvelle enceinte englobant une extension liée structurellement à la ville existante. Elle reprend la logique de « ville réelle » pratiquée par Ascanio Vitozzi à la piazza Castello, l’extension et la ville existante composant un ensemble intégré physiquement et fonctionnellement, conciliant les nécessités civiles et militaires. Plus d’un siècle sera nécessaire pour que Turin achève sa métamorphose baroque, mettant en forme l’emblématique forteresse baroque inscrite dans son enceinte en amande, formalisant le modèle de ville forteresse, symbole de la nouvelle capitale, de sa puissance et de sa culture.

La présentation des principaux projets met en lumière les étapes de cette évolution. À chaque étape, des projets sont confrontés jusqu’à l’adoption d’un plan conjoint de structure urbaine et défensive. Le projet adopté est mis en œuvre de pair avec un marquage du territoire et des actions de communication.

L’agrandissement vers le sud (1619-1643)

Le projet de Montafilan (1632) adjoint une urbanisation tramée au sud de la ville. Carlo di Castellamonte, architecte ducal après le décès de Vitozzi en 1615, enrichit le projet en l’axant sur un prolongement de la via Roma de Vitozzi, au-delà d’une place monumentale substituée à l’ancienne porte de ville. Cette piazza San Carlo fera référence, comme emblème, pôle d’échanges, salon urbain, scène de vie sociale. Autre idée force, l’interconnexion des trames médiévales et nouvelles, donne au tissu urbain une cohérence, que le dessin du plan atteint tout en satisfaisant la nécessité moderne de dilater les îlots bâtis.

Les fortifications de l’agrandissement sud sont bâties à partir de 1619. Les immeubles à portiques de la piazza San Carlo sont projetés vers 1640. Des monuments marquent des points stratégiques, comme les églises jumelles ouvrant la piazza San Carlo vers le sud, ou le complexe de Venaria Reale, jalon territorial au nord. Comme au temps de Vitozzi, le plan urbain et son marquage architectural sont contrôlés par un même maître d’œuvre. L’œuvre projetée, en cours ou achevée, fait l’objet de représentations largement diffusées.

L’agrandissement vers l’est (1646-1680)

En 1646, un édit de la régente Christine de France prescrit l’extension urbaine vers le Pô, selon les plans de Ercole Negro di Sanfront et Carlo Morello. La « ville nouvelle du Pô » est alors déjà en chantier, en cohérence avec les îlots de l’extension sud et avec l’oblique de la via Po, reliant en ligne droite la piazza Castello au pont du Pô, accès à la Villa della Regina et à l’église Santa Maria al Monte. Ces dispositions coordonnent la croissance urbaine, dans l’attente du dessin définitif des fortifications et des îlots urbains.

Des projets sont présentés, cherchant à éviter les tracés complexes symétriques du tracé oblique de la via Po. Un parti tout orthogonal est aussi présenté. Une géométrie épurée, présentée par l’architecte ducal Amedeo di Castellamonte, successeur de son père Carlo, est enfin choisie, où seule la via Po déroge de l’orthogonalité. Ce projet apporte deux nouvelles idées forces. Sur les rives de la via Po, il pousse plus avant que Vitozzi le traitement monumental de la rue, réalisant sur 700 m une double séquence d’immeubles coordonnés à portiques continus, même à la traversée des rues transversales. Il conçoit en outre une place interne à la trame, aérant le nouveau quartier. Cette piazza Carlo-Emmanuele II enrichit la gamme des espaces publics, en s’ajoutant à la place obtenue par duplication de la piazza Castello, au départ de la via Po. Amedeo di Castellamonte restructure aussi le palais ducal et simplifie et agrandit l’hémicycle terminant la via Po vers le fleuve.

L’ouest et le nord : l’aménagement tardif d’une zone stratégique

Dans les secteurs exposés au nord et à l’ouest, l’extension de Turin reste longtemps indécise. Vers 1657, un projet propose un quartier militaire isolé de la ville, près de la citadelle. Filippo Juvarra le reprend vers 1730, l’intégrant au reste de la ville. Associant urbanisme et architecture, il ajoute une rocade est-ouest (actuelle via Garibaldi), aménage la sortie nord (via Milano) et crée des espaces publics (piazza Savoia).o

Capitale baroque  et « couronne de délices », une œuvre d’art globale

Au Bernin qui suggère de terminer les ouvrages inachevés, afin que « Son Altesse Royale puisse en jouir », plutôt que d’entreprendre le chantier de Venaria Reale, l’architecte Amedeo di Castellamonte objecte qu’il réalise « une entière Couronne de délices à l’Auguste Ville de Turin ». Cette planification amorcée par Vitozzi répond à un objectif politique. Plutôt que quelques lieux de plaisir, le souverain entend mettre en ordre la couronne périurbaine de la capitale, pour y projeter une image d’autorité et de magnificence, et marquer la présence monarchique bien au-delà du château, en aménageant le sol urbain et périurbain.

Du côté sud, Carlo di Castellamonte entreprend en 1621 le château du Valentino au bord du Pô. Son fils, au nord, amorce en 1659 le chantier de Venaria Reale. Juvarra réalise à partir de 1715 le château de Rivoli, à l’ouest, puis, sur la rive droite du Pô, la basilique de Superga, 400 m au-dessus de la capitale, la révélant dans son site alpin. Enfin, Juvarra ouvre en 1729 le chantier du palais de chasse de Stupinigi, au sud-ouest. Les majestueuses voies desservant la « couronne de délices » définissent les axes de coordonnées de futurs agrandissements urbains. Le dessin du territoire et celui de la ville relèvent ensemble d’une maîtrise d’œuvre unitaire et d’un concept global ouvert sur l’avenir.

La conception des fortifications reste longtemps incertaine, comme le montrent les projets. À l’opposé, la trame urbaine progresse selon un processus rationnel systématique, de pair avec l’architecture. Les axes périurbains planifiés à chaque époque deviennent les axes directeurs du tissu urbain de l’époque suivante. La trame urbaine est réglée en cohérence avec les axes, en connexion avec les rues des quartiers antérieurs, tout en procurant des îlots urbains adaptés à la modernisation. Enfin, la trame est aérée par des places intérieures qui évitent de multiplier les îlots répétitifs au sein d’un même secteur.

L’origine de chaque axe, à une porte de l’enceinte, devient une place de la ville, à l’entrée d’un nouvel agrandissement qui, selon un processus itératif, sous-tend une nouvelle enceinte. Ainsi, la porta di Po à l’est, la porta Nuova au sud, la porta Susa à l’ouest et la porta Palazzo, la plus tardive, conçue par Juvarra vers 1729, au nord, rationalisent et complètent l’ouverture de Turin vers les quatre points cardinaux ; elles anticipent les grandes places du siècle suivant.

À la mort de l’architecte Filippo Juvarra en 1736, la capitale baroque, en voie d’achèvement, concrétise les formes et les symboles de la monarchie absolue.

La transition néoclassique et la ville industrielle (1750-1860)

Turin à l’écoute des Lumières

Quel avenir pour la ville, une fois achevée la figure emblématique de la capitale baroque ? Le territoire suburbain, coordonné par les grands tracés royaux, est la zone d’extension naturelle de Turin, à laquelle les élites réfléchissent. Les Lumières inspirent de nouveaux champs de pensée combinant hygiénisme, naturalisme, créativité artistique, scientifique et technique, rationalisation de la production, philanthropie, intérêt public et innovation politique.

Dès 1675, le duc Charles-Emmanuel II et l’architecte Amedeo di Castellamonte, jouant les pionniers, ont commencé à transformer le « lieu de délices » de Venaria Reale en « ville du travail », pôle proto industriel expérimentant une nouvelle promotion sociale contrôlée par l’État5. Il faudra attendre presque un siècle pour que Charles III de Bourbon (1752) entreprenne une démarche comparable au palais royal de Caserta près de Naples, ou que Louis XV (1774) confie à Ledoux le chantier de la saline de Chaux.

Alors que de nouveaux modèles se diffusent, Turin affine ses règles et les modernise. Dès 1736, l’expression plan régulateur (piano regolare) désigne le plan parcellaire et les prescriptions urbanistiques et architecturales de la nouvelle Contrada di Dora Grossa (via Garibaldi)6. Dans le courant d’institutionnalisation qui marque le XVIIIe siècle, les architectes royaux, maîtres d’œuvre des grands projets, délèguent une part de responsabilité au Congresso d’architettura créé en 1773, agence d’urbanisme avant la lettre qui introduit un équilibre entre l’État et la Ville.

Les projets urbains illuministes : une conjoncture singulière

Avec l’invasion du Piémont par la France en 1798, le débat sur l’avenir de Turin est marqué par la divergence entre les objectifs des Turinois et l’ambition française de faire du Piémont le grenier de l’Empire. Bonaparte en 1800 soulève des réticences en ordonnant de démanteler les fortifications aux frais de la Ville et d’en attribuer les terrains aux Domaines.

Cette conjoncture suscita des projets urbains porteurs des modèles des Lumières, renouvelant la planification urbaine turinoise7. En janvier 1801, l’architecte de la ville Lorenzo Lombardi propose une restructuration complète de la ville et de ses accès. Peu après, la ville lança un concours, dont on connaît peu les réponses. Les projets, comme celui de l’architecte Amedeo Grossi qui réclama en vain d’être primé, proposant une nouvelle enceinte fermée et des voies radiales ancrées à des ronds-points situés aux anciennes portes, déplurent aux Français, désireux d’ouvrir la ville.

Entre icônes et utopies, le renouvellement des concepts et des formes

Privilégiant ses visées politiques, le préfet français lança un nouveau concours en 1802, qui inspira des projets rationalistes adhérant aux idées de la Révolution et répondant aux visées françaises. Le jury en rendit compte au général Jourdan, peu après l’annexion du Piémont à la France le 11 septembre 1802. Rompant avec la culture baroque, ces projets marqués d’utopie puisent au socle humaniste du classicisme et introduisent des modèles des Lumières : grandes places, boulevards promenades, parterres végétaux à l’anglaise, accompagnés d’une architecture néoclassique monumentale épurée, composée de bâtiments détachés. Privilégiant le service du public, les projets proposent des « commodités publiques » utilitaires. Sur les projets, des canaux et des ports vouent le Pô au transport de fret, comme le requiert la politique française. Après l’envoi des projets à Paris, Jourdan est remplacé à Turin en 1803 par le général Menou, peu féru d’urbanisme, qui ne leur donna pas suite.

Les projets du concours de 1802 constituent un tournant de l’histoire urbaine de Turin, à défaut d’information sur ceux du concours de 1801. Ils influenceront les programmes de la Restauration qui modèleront la ville de l’âge industriel. Mais, en 1802, le nouveau pas vers la modernité ne répond encore à aucune hypothèse de croissance urbaine spécifiée.

Deux des quatre projets présentés, ceux de Carlo Randoni et de Luigi Bossi ne sont connus que par les rapports de la commission. Le projet de Bossi prône une logique de rénovation urbaine, éradiquant l’îlot médiéval San Tommaso, aux « vilaines maisons », pour y édifier un marché. Le projet de Randoni propose des bains publics, disposés dans des bosquets. Le projet lauréat, de Ferdinando Bonsignore, Michelangelo Boyer et Lorenzo Lombardi, et le suivant sont conservés aux Archives nationales de France.

Le projet lauréat fige la ville, entre l’enceinte baroque pérennisée et le canal périphérique requis par les Français. Le canal délimite et irrigue un anneau de vergers et de jardins, réglé par une géométrie d’allées de mûriers et parsemé de maisons rurales de « divers styles ». Plus icône que concept planificateur, ce projet propose une architecture « autonome » de bâtiments détachés situés à des emplacements stratégiques. On trouve des portes pompeuses, un pont sur le Pô aux escaliers incommodes, une immense place d’armes bordée d’édifices d’ordre dorique, un port entouré de monuments pouvant être balnéaires. Ce projet satisfait la Ville, en limitant les frais de démolition de l’enceinte, et la France, avec la statue de Bonaparte remplaçant la galerie qui ceignait la Piazzetta Reale. Le projet prévoit aussi des alignements régularisant la trame médiévale.

La transition, synthèse novatrice du baroque et des Lumières

Le projet de Giacomo Pregliasco est plus novateur et plus respectueux des savoirs faire acquis en matière d’urbanisme. Il s’appuie sur les hiérarchies et les potentialités structurelles de la ville baroque, ouvrant la ville et l’intégrant à un programme de restructuration globale. Selon la logique éprouvée à Turin, il ne structure pas la géométrie du projet en fonction de celle de l’ancienne enceinte. Après arasement des fortifications, le projet extrapole la trame urbaine baroque. Il la prolonge par un maillage qui étend la ville jusqu’au rectangle parfait pris pour nouvelle limite : un canal doublé d’une levée de terre arborée à usage de promenade.

Les quatre axes principaux issus du centre sont confirmés. Ils aboutissent à des places dessinées à cheval sur la nouvelle limite, et dont la géométrie coordonne de futures projections de la ville vers l’extérieur. Selon un nouveau mode de relation entre bâti et espace naturel, le bâti urbain est conçu comme la partie architecturale d’une « maison de plaisance », inscrite dans le parc dessiné que constitue le territoire extérieur. Un parti à l’anglaise est appliqué aux jardins nationaux prolongeant l’ancien parc royal, au nord‑est de la ville. Cette intégration du végétal fera école au XIXe siècle, surtout avant la déferlante industrielle.

Un plan général d’embellissement

En 1805, Napoléon Ier considère les projets de 1802 comme une tentative intéressante d’appliquer le langage des Lumières à la globalité d’une grande ville. Il fait préparer le plan d’embellissement de Turin devant répondre à la loi d’aménagement impériale prévue pour 1807. Des architectes français et piémontais collaborent au nouveau plan , de même que le Consiglio degli Edili, nouvelle appellation du Congresso d’Architettura déjà en vigueur à Turin. L’embellissement désigne un concept appliqué aux villes par les architectes français des Lumières. Dès le XVIIe siècle, le duc Charles-Emmanuel Ier de Savoie utilisait ce terme hérité de la Renaissance, pour désigner la transformation de Turin.

Le plan approuvé en 1809 esquisse les structures extérieures à l’ancienne enceinte urbaine, désormais ouverte. Les potentialités de la ville baroque inspirent quatre grandes places situées aux points cardinaux, amorçant de nouvelles voies suburbaines, reliées par des rocades périphériques. Le plan agrandit les jardins royaux, qualifiés impériaux, et les intègre à un aménagement paysager global des rives du Pô qui, du nord, s’étend au sud vers le château du Valentino.

Le plan régulateur, concept d’expression néoclassique pérennisé à la Restauration

À Turin, la Restauration monarchique a produit une lignée de plans régulateurs, reprenant l’adjectif régulateur utilisé par Juvarra pour préciser la forme des structures urbaines et les prescriptions architecturales, et dont le plan d’embellissement de 1809 fut un prototype. Le concept s’applique à la globalité de la ville et non plus, comme au temps de Juvarra, à un projet délimité. Le plan de 1809 a été suivi d’études de détail plus réalistes, qui ont abouti aux plans régulateurs turinois de 1817 et 1831.

L’architecture néoclassique, de la fin du XVIIIe siècle au XXe, a remis en vogue des expressions antérieures du classicisme (Antiquité, Renaissance, maniérisme, baroque…). Le néoclassicisme urbain conserve du classicisme la régularité et l’homogénéité des îlots, l’articulation des bâtiments, l’alignement des rues, sauf exception. Le néoclassicisme a intégré les langages nouveaux au rythme de leur apparition : art nouveau, art déco ou d’autres plus modernistes, appliqués par exemple par Auguste Perret au Havre ou Fernand Pouillon à Marseille.

À Turin, le dernier plan régulateur avant l’unité italienne, en 1853, vise à dépasser les anciennes logiques militaires, assumer l’ère industrielle et ferroviaire et réguler les lotissements. Une nouvelle ligne d’octroi élargit les surfaces constructibles, délimite un nouveau maillage de boulevards et de rocades, qui tendent à supplanter les axes historiques. L’essor industriel consacre Turin comme capitale industrielle. La forme des nouvelles mailles urbaines traduit encore l’héritage de l’âge classique, combinant tradition esthétique, rigueur et pragmatisme, comme en témoignent les plans régulateurs de 1906, 1925 et 1948.

Le modèle turinois : une continuité historique entre libéralisme et dirigisme

La planification urbaine baroque, puis les plans régulateurs ont organisé l’extension de la ville sous l’égide permanente d’une autorité planificatrice. Le volontarisme persévérant des dirigeants piémontais, teinté de pragmatisme et de subtilité artistique, a valu à Turin une croissance urbaine cumulative étalée sur quatre siècles, par addition de trames urbaines régulières et homogènes, composant une structure de rues interconnectées et d’espaces publics hiérarchisés. L’expérience turinoise a concilié la fermeté de certaines décisions avec la concertation et la recherche du consensus ; elle s’est entourée d’une connaissance approfondie des lieux et des mentalités. L’apparence dirigiste de l’organisation n’a pas contrecarré le jeu des investisseurs, ni celui de la maîtrise d’œuvre, mis en concurrence depuis les débuts par des concours et des débats.

La doctrine urbanistique de l’ingénieur Cerdà8 peut venir à l’esprit, comme élément de comparaison avec l’expérience turinoise. Cerdà a présenté en 1867 le plan global d’extension de Barcelone, qui envisageait de faire table rase des structures antérieures. L’application du plan se heurta à l’opinion, qui imposa la préservation du centre médiéval de Barcelone. La doctrine haussmannienne, comme celle de Cerdà, instrumentalise la ville au profit du développement industriel et de l’idéologie libérale et hygiéniste9. Haussmann fit aussi de la table rase une procédure opératoire. Ces doctrines urbaines du XIXe siècle ont en commun avec Turin le langage néoclassique de la forme urbaine et de l’architecture.

Cerdà et Haussmann s’appuient sur le libéralisme économique, qui domina la révolution industrielle d’une façon souvent dogmatique. L’urbanisme turinois de même époque ne répond pas à un parti idéologique. Inscrit dans la continuité historique, il manifeste une maturité doctrinaire et artistique, et une adéquation aux forces vives et aux aspirations collectives, fondées sur une profonde connaissance de la ville, accumulée au fil d’une expérimentation pluriséculaire. À Turin, la réalité factuelle de la ville existante est pleinement assumée. Sa matérialité et son contenu humain, social, économique et culturel constituent le terreau fécondateur de projets valorisant les forces endogènes de la ville et leur potentiel créatif, productif et économique. À l’opposé, Haussmann et Cerdà ont considéré la ville comme un champ opératoire libre, mis à la disposition d’investisseurs souvent exogènes.

Plan régulateur et centralité fabriquée, des spécificités turinoises

Turin, creuset des plans régulateurs italiens et référence de l’exception niçoise

Le gouvernement du Piémont Sardaigne, désireux de régir l’extension et l’embellissement des villes du royaume, prend à Turin le 24 avril 1824 une circulaire ministérielle invitant les villes à établir des plans régulateurs. Les plans régulateurs sont des outils de planification urbaine qui organisent l’espace urbain  à l’échelle d’une ville, préfigurent des projets et des tissus urbains, imposent des prescriptions architecturales et réglementent la mise en œuvre. Ils impliquent une autorité planificatrice chargée de l’action urbanistique. Les plans régulateurs ont été conçus à Turin dans le contexte du langage néoclassique. La discipline des plans régulateurs s’est adaptée par la suite à d’autres langages urbains et architecturaux.

Le concept des plans régulateurs a été  inscrit en 1865 dans la loi de l’Italie unifiée, le gouvernement de Victor Emmanuel II et Cavour étant, en matière d’urbanisme et d’architecture, porteur de la culture piémontaise. Les plans régulateurs sont entrés en résonance avec l’attention portée par les villes italiennes au patrimoine, aux spécificités municipales et aux interventions dans les centres historiques. Les plans régulateurs affrontent de nos jours les enjeux de la modernité postindustrielle. Leurs concepts fondateurs et leur assise culturelle continuent à marquer la manière italienne de traiter les problématiques urbaines contemporaines, qu’il s’agisse de conversion de friches industrielles, de requalification de quartiers ou de la conception de nouveaux réseaux de mobilité.

La circulaire de 1824 constitue la source juridique du plan régulateur de Nice10, mis à l’étude en 1825, approuvé en 1832 et mis en œuvre par le Consiglio d’Ornato jusqu’au rattachement de Nice à la France en 1860.

Après cette date, la municipalité de Nice, de 1870 à 1880, a produit des plans de quartiers conçus selon la tradition piémontaise, créant ainsi une nouvelle strate d’urbanisation planifiée, au-delà des limites du plan régulateur en vigueur jusqu’en 1860. Le plan Cornudet de Nice (1931) et le Schéma directeur d’urbanisme (1996, 2005) se réfèrent aussi aux trames urbaines turinoises. En France, la Restauration monarchique a privilégié le concept d’alignement. Toujours en vigueur, il n’implique pas de prescriptions architecturales, mais connote un contrôle administratif, de tradition française depuis l’époque d’Henri IV. L’alignement appliqué en France traduit une interprétation de la loi impériale du 16 septembre 1807, qui diffère de sa lecture par les Turinois, qui ont privilégié depuis la Renaissance la régulation par le plan et le contrôle de l’architecture. La racine historique de l’exception niçoise en matière d’urbanisme semble pour une large part résider dans ces distinctions.

Une centralité fabriquée et ses limites

La gestion planifiée de la croissance urbaine turinoise, depuis les projets de Vitozzi, a permis à la ville de s’accroître de façon cumulative en extrapolant ses structures et en conservant leurs attributs morphologiques. La centralité urbaine s’est ainsi étendue au rythme de la croissance générale de la ville, jusqu’à l’époque des plans régulateurs de la Restauration.

Ensuite, l’accompagnement architectural de la croissance urbaine a changé de nature. Lors de la déferlante industrielle, les quartiers périphériques dessinés par les plans régulateurs successifs ont été occupés de façon quasi hégémonique par les établissements industriels et l’habitat ouvrier, une spécialisation étrangère à la diversité qui caractérise les attributs de la centralité. L’extension continue de la centralité au rythme de la croissance urbaine a ainsi été enrayée. Turin s’est donc trouvé aux prises avec des déséquilibres communs aux autres centres industriels, dont la centralité a été enserrée au sein d’une ceinture industrielle constituant une frontière entre le centre et la périphérie.

Un enjeu actuel est de restaurer l’urbanité par une diversification des fonctions des bâtiments et par une réactivation de l’usage des espaces publics. La structure hiérarchisée interconnectée des tissus urbains et des espaces publics demeure ; elle constitue une qualité potentielle de l’espace urbain turinois, y compris dans les secteurs industriels à requalifier. L’exploitation de ces qualités dans le renouvellement urbain des quartiers défavorisés est de nature à faciliter la reconquête de l’urbanité et l’intégration de ces quartiers à la centralité.

Origine des figures : plans de l’auteur, sauf figure 3 : Archivio di Stato, Torino.

Notes

1 John Summerson, Le langage classique de l’architecture, Thames & Hudson, Londres, Paris, 1963, 1992.
2 Leon Battista Alberti, De Re Ædificatoria, Florence, 1485. Version française récente : L’Art d’Édifier, Pierre Caye et Françoise Choay, Seuil, Paris, 2004.
3 Vera Comoli Mandracci, Torino, Laterza, Rome, Bari, 1983, 1989.
4 Ibid. et Martha D. Pollak, Turin 1564-1680, The University of Chicago Press, Chicago, 1991.
5 « Il “polo industriale” di Venaria Reale », 100 Luoghi dell’industria a Torino e in Piemonte, Associazione Torino città capitale europea, Turin, 1999.
6 Vera Comoli Mandracci, op. cit.
7 Philippe Graff, «The Piedmontese Town Planning», p. 120-125, in The Planned City?, Uniongrafica Corcelli Editrice, Bari, 2003.
8 Ildefonso Cerdà, Teoria general de la Urbanización, Imprenta Española, Madrid, 1867. Adaptation française par A. Lopez de Aberasturi, Seuil, Paris, 1979.
9 Pierre Pinon, Atlas du Paris haussmannien, Parigramme, Paris, 2002.
10 Philippe Graff, L’Exception Urbaine, Nice de la Renaissance au Consiglio d’Ornato, Parenthèses, Marseille, 2000.

 

Pour citer cet article

Philippe Graff, «Turin, exemple et modèle d’une centralité urbaine planifiée selon les canons évolutifs du classicisme», in Rives nord-méditerranéennes, Centralités en mouvement, [En ligne], mis en ligne le : 7 mars 2008. URL : http://rives.revues.org/document871.html. Consulté le 2 juin 2008.

Quelques mots à propos de :  Philippe  Graff

Philippe Graff est chercheur associé à l’UMR TELEMME