LE PLAN MASSE
La
création volontaire et réfléchie d'une cité constitue depuis la plus
haute antiquité un acte de foi en l'avenir en même temps qu'une
expression magistrale et positive de l'action humaine.
Les
buts ont pu varier. Ils ont été tour à tour religieux, militaires,
commerciaux ou triomphaux; au XXème siècle, ils se circonscrivent
davantage et tendent heureusement à répondre aux besoins humains, à
la fois individuels et collectifs, d'une population qui tire ses
ressources de son travail.
Ce
sont essentiellement ces buts que doit s'efforcer d'atteindre le
nouveau Saint-Dizier.
Ils
apparaissent clairement aujourd'hui cependant que,
dans son " Histoire de l'Urba-nisme ", Pierre
Lavedan remarque que " la conception que l'on se fait de la ville
change avec les époques. Au XVIIIème siècle, les villes,
ce sont de beaux monuments, des places à ordonnance; au XIXème
siècle, ce sont des maisons et des rues, des maisons qu'il faut
rendre saines et des rues qui doivent être commodes; au XXème
siècle, ce sont des habitants. Avant d'être un assemblage de maisons
et de rues, la ville nous apparaît comme un assemblage - disons
mieux : comme une ensemblée d'êtres humains. On revient à la parole
des Grecs : " ce n'est pas le mur qui fait la cité ".
En
1952, cette évolution a conduit à une libération dont les effets
sont sensibles dans les moeurs et dans les vêtements comme dans
l'aménagement des villes. Qui ne se rappelle en effet les
accoutrements de nos arrière-grand-mères et le manque de liberté des
jeunes garçons et filles de 1900 ?
C'est
bien à notre image et dans la perspective des enfants de l'an 2000
que les créateurs de villes doivent, sinon anticiper, du moins
largement prévoir puisqu'aussi bien il n'est pas possible de
trans-former la cité à chaque génération. Ainsi les exigences d'un
standard de vie et d'un confort considérés aujourd'hui comme
normaux, considérés hier comme somptuaires, marquent-elles la
complexité croissante de l'organisme urbain. Pensons aux besoins de
la famille française de 1953 dont les enfants, qui trouvent normales
la désintégration de la matière et les vitesses supersoniques, sont
bien en droit d'attendre radio, télévision, frigidaire, sans compter
ces éléments de confort qui sont désormais traditionnels.
Les
exigences de l'avenir sont si grandes qu'il serait très grave de
décider de la ville en fonction du seul passé. Aujourd'hui, c'est
l'homme qui conditionne la cité. Il faut organiser l'espace pour
qu'il y ait sa meilleure part d'air, de lumière, de vision, de
verdure, de commodité, et aussi d'isolement. Aménageons-lui un cadre
aimable (dans " aimable " il y a " amour ") afin de lui permettre,
dans toute la mesure du possible, de tendre vers ce qui fut et
demeure le but permanent des hommes : le bonheur.
Mais,
dira-t-on, les opinions sont diverses, et pourquoi vouloir faire à
tout prix le bonheur des autres ? Rien n'est parfait sans doute,
mais de trop nombreuses expériences nous montrent ce qu'il ne faut
pas faire et il nous est possible désormais de choisir la santé et
de lutter contre la maladie. Dans le domaine social et urbain comme
dans le domaine individuel il nous est possible, non pas de faire le
bonheur des autres, mais de créer les conditions de ce bonheur.
L'existence lamentable que mènent des millions de citadins est
imposée par de mauvais logis. mal répartis, dans des villes
inadaptées aux besoins du présent.
Au
cours du XIXème siècle, la concentration individuelle et la
concentration humaine qui en est la conséquence, provoquent la
croissance anarchique des cités; c'est de là que vient le mal.
Vers
1900, devant la gravité du phénomène, on cherche des remèdes. La
collectivité fixe des limi-tes à la liberté, que chacun croit avoir,
de construire à sa façon et, progressivement, l'urbanisme naît pour
rétablir l'ordre et l'harmonie.
Aujourd'hui, le monde moderne s'aperçoit que la création volontaire
et ordonnée de villes à population limitée peut seule résoudre le
problème posé par les abus de l'individualisme. Ainsi prennent
naissance les projets d'aménagement et d'extension qui définissent,
dans un cadre préétabli, la répartition du sol, son affectation,
ainsi que les disciplines et servitudes que doivent observer les
bâtis-seurs. Ce cadre c'est ce que l'on appelle d'un nom un peu
barbare le " plan de masse " et plus couramment le " plan-masse ".
Qu'est-il ?
Le
plan-masse est l'image selon laquelle un programme de construction
défini se réalisera dans un espace défini. Il constitue un ensemble
à trois dimensions où des bâtiments disposés en fonction les uns des
autres s'harmonisent plastiquement et s'organisent pratiquement.
C'est le tracé des voies, des espaces libres, des perspectives.
L'organisation totale de l'espace dévolu au projet, c'est aussi le
dessin d'un cadre de vie.
Dans
le passé, les villes volontaires sont commandées par le tracé
géométrique des voies. Telle était déjà la ville de la tribu de Levi,
carré dont les côtés s'orientaient vers les points cardinaux;
tels sont les quadrillages de Chicago, de
Saïgon, de San-Francisco, dont le tracé orthogonal divise parfois un
terrain accidenté et dont la pente atteint 29%; Washington enfin,
dessiné par le major Lenfant à la fin du XVIIIème siècle et qui,
pour la commodité de la circulation, a créé les voies diagonales
dans son quadrillage. Telles sont, dans le cours de
l'histoire, les villes-forteresses au tracé en éventail ou en toile
d'araignée. Ainsi sont construites, sous l'impulsion de Napoléon, La
Roche-sur-Yon et Pontivy. Ainsi le baron Haussmann modifie-t-il le
caractère de Paris. Ainsi enfin, Deauville vers 1864 et Paris-Plage
vers 1880 sont-celles construites, le compas et la règle en mains.
Et là
s'est définie une conception de la cité : des rues et, autour, des
maisons.
Ce
genre de plans dispose bien des bâtiments publics, indique les
grands alignements, mais néglige en fait ce que nous appelons
maintenant le plan masse.
Plus
près de nous se situe un mode nouveau d'expression qui s'est
manifesté en particulier en Scandinavie et en Amérique.
Le
concept nordique tend à l'implantation de bâtiments comme en un
semis dans la nature, au travers de terrains le plus souvent boisés.
C'est la ville-parc qui s'organise en des assemblages arbitraires de
constructions en forme de tours, de bandes ou de pavillons
juxtaposés.
Quant
au Nouveau Monde, des conceptions neuves se font jour et l'on trouve
des exemples de tracés fonctionnels sans souci aucun d'une géométrie
orthogonale ou circulaire. Tel est le plan d'aménagement de Chimbote
en Amérique du Sud.
La
conception de Chicago appartient déjà à l'Histoire.
Le
nouveau Saint-Dizier.
Le
Vert-Bois est un côteau d'une centaine d'hectares orienté au
Sud-Sud-Ouest et séparé de la ville par une ligne de chemin de fer,
un canal et la déviation de la route nationale Paris-Strasbourg. Il
est couvert de vergers et couronné dans sa partie Nord-Est par une
forêt aux beaux arbres de haute tige. Quelques petits pavillons et
cabanes - rares d'ailleurs - apparaissent seuls au milieu des arbres
fruitiers.
Une
première étude a été mise au point au cours de l'année 1951 dans
l'esprit de certaines réalisations nordiques : composition libre,
guidée par une idée générale de mouvement de masses accentuant le
dénivellement du côteau, c'est-à-dire disposant les petits bâtiments
vers la base et les grands progressivement vers la hauteur. Cette
disposition des immeubles, orientés tous ou presque tous vers le
Sud-Ouest, s'achevait par un ensemble de grands blocs d'une dizaine
d'étages dans la forêt elle-même. Une route de forme annulaire
raccordait directement l'ensemble au centre de la ville actuelle;
d'autres voies étaient projetées en liaison avec les artères
existantes. On découvrait dans cet ensemble un centre commercial
proche de l'ancienne agglomération, tandis qu'un autre centre
com-mercial et administratif était prévu au milieu de la zone
résidentielle.
Les
études diverses ont modifié les détails du projet, mais conservé une
volonté de composition très souple fixée dès l'abord, et à laquelle
s'étaient, après de longues discussions, ralliés l'Office d'H.L.M.
et le Conseil Municipal.
Néanmoins, au début de 1952, des études nouvelles ont été
entreprises sur de nouvelles bases, à l'initiative du service
d'architecture du Ministère de la Reconstruction et de l'Urbanisme.
D'autres yeux examinent alors le terrain et tentent de deviner
comment les hommes pourront y vivre dans les meilleures conditions,
en société orgiranisée en conservant néanmoins une possibilité d'y
épanouir une personnalité.
Les
moyens restent à définir. L'on passe d'une conception architecturale
de l'ensemble à une conception plus fonctionnelle. Un point reste
acquis qui détermine le cadre dans lequel devront évoluer les études
du plan-masse : les liaisons avec la ville-elle-même sont
déterminées d'une façon définitive; d'abord à l'Ouest-Sud-Ouest avec
un franchissement inférieur que l'on décide d'aménager sous la
déviation de la Nationale 4, ensuite à l'Est, avec une route
forestière déjà réalisée et qui aboutit à l'extérieur de la ville
sur la route nationale.
Le
problème le plus important semble être le choix de l'emplacement du
centre d'activité de l'agglomération future. Si ce centre est placé
trop près de l'agglomération ancienne, toute la partie Est Nord-Est
sera isolée et mal desservie. Si, au contraire, il s'éloigne vers
l'Est, vers le Nord-Est précisément, toute la partie du quartier
nouveau proche de l'agglomération sera absorbée par celle-ci et un
grand déséquilibre en résultera.
Nul
doute n'est possible : le centre d'activité doit être conçu de telle
façon qu'il soit vraiment le coeur de la cité nouvelle. Il doit être
dans la partie proche du bois, au débouché de la tranche forestière,
à un niveau tel qu'il domine la plaine et qu'il ouvre ses
perspectives largement en éventail d'Est en Ouest sur la vallée de
la Marne et Saint-Dizier. Placé de la sorte, il pourra constituer un
ensemble architectural de qualité et être le plus commode possible;
à égale distance des deux extrémités de l'ensemble, à égale distance
précisément des deux chantiers qui déjà s'organisant __ l'un de 216
logements H.L.M. l'autre de 200 logements militaires - chantiers
qui, pour des raisons diverses (propriétés du sol, raccordement au
réseau) ne pouvaient être entrepris ailleurs. La pente du terrain
impose le dispositif en amphithéâtre, parce qu'il est le plus
susceptible de tirer parti des courbes de niveau.
Cinquième
version définitive.
Au
début du mois d'octobre 1952, le projet subit de nouvelles
modifications.
Une
voie Nord-Ouest -Sud-Est n'était jusqu'alors qu'un chemin de
traverse. Elle se transforme en une voie principale au tracé souple;
le stade retrouve sa position dans l'axe général, tandis que la
grande salle de spectacle est implantée à nouveau au Sud de la place
centrale et que disparaissent au-dessus de celle-ci les bâtiments
collectifs.
L'église est déplacée vers l'Est au delà de la percée forestière et
constitue le centre d'un ensemble harmonieux. Enfin, au Nord-Ouest,
les ensembles carrés situés le long de l'avenue s'ouvrent vers le
Sud, les bâtiments n'étant plus jointifs.
Un
aménagement complet de cette vision qui comporte en germe toutes les
bases du plan-masse définitif est opéré quelques semaines plus tard.
Le rythme un peu monotone des bâtiments au sud de l'avenue-promenade
est rompu. On conserve seulement trois des ensembles carrés,
l'emplacement ainsi libéré servant à l'un des groupes scolaires et
complétant le circuit des promenades; la forêt au-dessus de la place
centrale est jalonnée d'immeubles-tours de neuf étages disposés en
un arc de cercle dont le mouvement a été amorcé à l'Est par le grand
bâtiment collectif.
La
place centrale définitivement ordonnancée est complétée par
l'apparition de constructions à étages disposées perpendiculairement
à sa façade.
La
zone Ouest des pavillons individuels en bandes est très délimitée,
le groupe scolaire n'en faisant plus partie.
Le
second groupe scolaire est reporté à l'Est de l'axe principal
complétant l'ensemble de verdure formé par le stade et les terrains
de jeu.
La
différenciation des voies principales et des voies secondaires
réservées plus particulièrement aux piétons et aux bicyclettes est
bien définie. Tous les secteurs de la ville sont pourvus de parkings
à voitures; les espaces verts comportent un circuit de grandes
promenades et de petits parcs de jeu permanents destinés aux
enfants. La cité scolaire au sud de la Route Nationale, destinée à
l'enseigne-ment secondaire et technique, complète l'ensemble.
Enfin, la grande percée qui relie la nouvelle ville à l'ancienne
s'oriente franchement en ligne droite bordée des bâtiments
collectifs, enjambe la déviation de la route Nationale 4 pour
raccorder en carrefour à l'une des principales artères existantes
après avoir passé la ligne de chemin de fer.
Un
emplacement est réservé à la Sous-Préfecture qui, si elle était
implantée à cet endroit, formerait une charnière autant matérielle
que symbolique entre le nouveau Saint-Dizier, l'ancien Saint-Dizier
et le faubourg de Marnaval.
Le 6
octobre 1952, le Conseil Municipal et l'Office d'Habitations à
Loyers Modérés approuvaient définitivement le projet.
Est-ce à dire que l'on ne pouvait pas faire mieux ? Non, sans doute;
tous les plans, tous les projets pourraient, peuvent être améliorés.
Il n'est pas un architecte, pas un ingénieur qui, s'il en avait le
loisir, n'éprouverait quelque satisfaction à reprendre ses dossiers,
à remettre en cause les solutions adoptées, à serrer de plus près
l'idéal vers lequel, pendant toute sa vie, il tendra de tout son
talent. Mais le technicien n'est pas seul, et l'Administrateur est
là qui lui fixe des délais, qui lui impose des limites et un jour
vient où l'on est bien obligé de décider que la solution à laquelle
on en est arrivé est la meilleure, car ici et plus qu'ailleurs, le
mieux est l'ennemi du bien, et à vouloir trop bien construire on ne
construit pas. Et puis à partir d'une certain degré de qualité, un
projet peut être remanié, l'on n'est jamais bien sûr qu'il puisse
être amélioré.
Dans
le cas présent, le terme des études d'ensemble n'a pas été fixé à
l'avance; il a été déterminé par un accord unanime le jour où les
solutions présentées ont donné totale satisfaction à la fois à leurs
auteurs et aux administrateurs.
Ainsi
ont été définies les dispositions d'ensemble de la cité à bâtir
située dans un cadre naturel que l'on s'est efforcé de conserver,
reliée en de nombreux points à la ville dont elle constitue le
complément et l'expression moderne, et munie cependant de tous les
services et les bâtiments généraux nécessaires à sa vie de cité
résidentielle.
L'homme y aura sa meilleure part d'air, de lumière, de vision, de
verdure, de commodité, mais aussi d'isolement. Ainsi de 15 à 20.000
personnes y trouveront les conditions d'une vie qui leur apparaît
aujourd'hui encore impossible. 15 à 20.000 personnes y vivront en
société organisée sur une étendue de 100 hectares où les
constructions représenteront seulement le sixième des surfaces dans
le même temps où la densité sera en fait quatre fois plus importante
(de 200 à 50) que dans la ville toute proche où le taudis et le
mauvais logis règnent en maîtres, le long des rues et des ruelles
sans soleil et sans arbres : 200 habitants par hectare dans une
ville qui donne l'impression de luxe et qui offre à chacun un large
espace - 50 habitants par hectare, dans une ville qui donne
l'impression de petitesse, de tristesse et d'étouffement : tel est
le plus beau titre de l'urbaniste.
Cette
ville est à la fois le fruit d'une rupture délibérée avec l'égoïsme
individuel et un acte de foi dans l'avenir.
L'aspect des villes dont la
construction a été confiée au hasard de l'initiative individuelle,
leur inconfort ont conduit à l'urbanisme. L'Urbanisme à son tour a
quitté les tracés géométriques pour rejoindre une condition plus
humaine de la ville dont l'élément constitutif est l'Homme.
Retour en ville.
Une ville à faire
rêver, une chronique de Michel Seonnet.
Un nouvel humanisme.
Bâtiment Morvan. |