Pour tenter de répondre à la
question de l'articulation des réformes urbaines et des
pouvoirs, on envisage ici le cas de
l'Ensanche de
Barcelone des années 1860. Un peu partout dans le pays, les
plans d'agrandissement urbains sont les résultats de conflits de
pouvoir partiellement hérités de l'Ancien Régime. En Catalogne,
l'historiographie locale a redécouvert, dans les années 1970, la
valeur de ces plans
d'Ensanche que l'on voit apparaître à
Sabadell (1865), Lleida (1865), Vilanova (1876), Terrassa
(1876), etc. Mais
l'Ensanche de Barcelone, par son
ampleur et l'ambition de son concepteur, est le plus souvent
considéré comme un modèle archétypal.
Malgré une
industrialisation intense et précoce accompagnée d'une
croissance démographique qui fait passer la population urbaine
de 130 000 habitants en 1830 à plus d'un demi million en 1900,
la capitale catalane est interdite de croissance pour des
raisons politiques. La conception militaire qui préside à
l'aménagement du territoire urbain depuis 1714 fait de Barcelone
une place-forte flanquée de deux citadelles. Contrainte de
grandir à l'ombre de ses murailles, la ville ne peut conquérir
les territoires militaires qui l'entourent.
La conséquence est double : d'une part, la ville connaît un
dense remplissage de son espace, de l'autre, la croissance
urbaine se reporte sur un anneau périphérique éloigné qui
consacre la structure urbaine polynucléaire de la région
barcelonaise. Cet immense déséquilibre démographique rend
impératif l'aménagement d'un Ensanche.
Au regard des élites urbaines, la question est centrale : la
maîtrise de l'espace à construire reflète le processus par
lequel la bourgeoisie assoit son pouvoir économique, social,
politique et symbolique sur la ville. Le débat d'ordre
urbanistique qui anime les sphères locales de pouvoir recouvre
une opposition non seulement idéologique entre conservateurs et
progressistes mais plus généralement symbolique entre des
visions antagonistes de la société.
Les polémiques de la moitié du siècle ont en commun
l'exigence d'affirmer le statut de capitale de Barcelone.
Assumer la conduite de l'Espagne industrielle, financière et
commerciale sans pour autant revendiquer la Cour, camper
Barcelone comme « cap i casal de Catalunya », tels sont les
objectifs que se sont assignés les nouvelles classes possédantes
barcelonaises. L'adaptation de la Cité comtale aux nécessités de
la réalité industrielle est rendue possible par le nivellement
des murailles. Mais l'Ensanche, dont on trouve la
première formulation chez Balmes en 1844, ne cesse de recouvrir
deux conceptions différentes de la ville : d'un côté les
partisans d'une ville nouvelle hors les murs, suffisamment
éloignée de Barcelone, dans laquelle on exporterait les
industries et les ouvriers, comme par exemple dans le projet de
Massanés ; de l'autre côté, les adeptes d'une nouvelle ville
dans le prolongement du centre ancien. Pour établir la
lisibilité du réseau dense et anarchique du centre ville, l'Ensanche
le prolonge en orientant les ruelles vers des espaces
hiérarchisés, clairement dessinés : boulevards, avenues, places,
etc. La continuité vise à établir dans l'Ensanche des
centralités évidentes.
Fonder une ville nouvelle ou refondre la ville ancienne ? Le
débat peut paraître en grande partie artificiel, d'autant plus
que toutes les réformes expérimentées pendant la première moitié
du siècle ont toujours avantagé la seconde conception. Le
dégagement d'un centre de pouvoir évident, le développement
d'avenues circulaires et de grandes places en périphérie du
cœur, futurs points de contact avec l'Ensanche,
l'aménagement des lieux de sociabilité bourgeoise, tout
contribue en effet à réaffirmer une centralité et, par
conséquent, à définir l'Ensanche comme l'appendice du
centre ville.
A partir de 1854, sous la direction du Ministère de la
Guerre, une commission mixte d'étude, composée de l'ingénieur
des ponts et chaussées Ildefons Cerdà, d'un ingénieur militaire
et d'un architecte municipal, se charge de dresser le plan
topographique des terrains à bâtir. En même temps, en 1855,
Cerdà publie un avant-projet d'Ensanche qui dessine les
grandes lignes de ses projets ultérieurs : les nouveaux
quartiers y sont prévus illimités, ce qui rompt avec une
conception militaire qui privilégie l'idée, comme à Paris, d'une
ligne de fortification nouvelle. De plus, Cerdà avance l'idée
d'une délocalisation des activités industrielles, soit vers
l'Ouest, à Sans, soit vers l'Est, à Poblenou, mais sans que cela
n'entraîne la migration des populations ouvrières. Le
découplage de la question industrielle et de la question de
l'habitat social est une originalité qui conduit à poser
indirectement la question du déplacement et des transports du
domicile au lieu de travail.
Les épisodes de l'affrontement entre Cerdà et la municipalité
de Barcelone sont connus. En 1857, l'architecte municipal
Garriga i Roca, le concepteur du Liceu, reprend l'initiative en
publiant un contre-projet établi sur les bases du plan
topographique de Cerdà. A bien des égards, ce plan est à
l'opposé des conceptions urbaines exposées par Cerdà :
il prévoit un système de voies
perpendiculaires aéré de trois grandes places
rectangulaires s'échelonnant régulièrement le long du Passeig de
Gràcia. La place centrale, à mi-chemin entre Barcelone et Gràcia,
concentre toutes les institutions directrices de la ville
bourgeoise (Bourse, grands magasins, palais de justice, etc.).
La hiérarchisation des voies publiques en
avenues et rues secondaires désigne très clairement les
orientations d'une stricte classification sociale en fonction de
la richesse. Cette ville est pensée par et pour la classe
dominante, la question de la localisation industrielle et
ouvrière étant laissée de côté. L'expansion des espaces
industriels est réservée à des friches libres de toute
contrainte urbanistique selon une idée chère à l'entrepreneur
libéral. Enfin, le plan de Garriga laisse entendre que l'Ensanche
serait clos de fortifications nouvelles dont la fonction
symbolique n'échappe à personne : bien loin des impératifs
stratégiques invoqués, les murailles reconstruites visent à
protéger la ville nouvelle par une ségrégation assumée des
espaces sociaux.
Il faut souligner la portée politique, sociale et symbolique
de l'opposition entre ces deux projets d'agrandissement. Garriga
i Roca, et l'élite urbaine qui forme la municipalité, font cause
commune avec le « modérantisme » au
pouvoir à Madrid. Ce groupe opte pour le respect des hiérarchies
sociales, le tout rigoureusement centré sur les fonctions de
commandement économique et politique de la ville ainsi que sur
les loisirs de la haute société. Son
Ensanche protège, ordonne, régule c'est le triomphe d'une
ville bourgeoise. Pour imposer son idée, la municipalité
publie en 1858 une Description normative de l'Ensanche,
censée donner les grands principes de la grande restructuration
tant attendue. Que ce document soit en réalité la description du
plan de Garriga ne nous étonne pas. Que la municipalité ait
ressenti le besoin de mobiliser pour le défendre une commission
consultative regroupant tout ce que Barcelone compte d'entités
culturelles, économiques, scientifiques et professionnelles, ne
surprend pas davantage.
Mais l'arrivée des progressistes au
pouvoir change les données du problème.
En avril 1859 l'affaire échappe
au ministère de la Guerre pour dépendre de celui de Fomento
où règnent en maîtres les ingénieurs des Ponts et Chaussées.
Un décret adopte alors définitivement
le plan Cerdà.
Le plan Cerdà a fait couler beaucoup d'encre1.
Il faut pour l'aborder ne pas oublier l'approche progressiste
qui caractérise son auteur l'accession à la propriété est l'une
des voies les plus sûres pour mener au triomphe démocratique.
Pour cela, il est nécessaire de constituer un marché du sol si
vaste et si uniforme que s'annulent d'eux-mêmes les effets de la
spéculation privée. C'est à cette condition que le prix du sol
peut être accessible aux deniers populaires. A cette fin, il est
indispensable que l'espace de l'Ensanche soit illimité et
que les voies publiques soient strictement identiques les unes
aux autres. L'égalitarisme qui préside à
cette conception d'ensemble refuse de hiérarchiser les espaces,
de les « zoner » selon des fonctions industrielles,
commerciales, résidentielles, de loisir, etc.
L'homogénéité du plan est censée aplanir
les tensions sociales.
A l'inverse de Garriga, le souci de Cerdà ne s'attache pas à
l'allure générale de l'Ensanche, mais à la création d'une
cellule élémentaire de vie urbaine multipliable à l'infini :
la mansana. Cet îlot carré de 113 mètres de côté est
conçu comme une unité de vie, une cellule de production et
d'habitation comparable au modèle idéalisé de la masia
catalane. Chaque mansana comprend autant de
surface bâtie que de surface non bâtie (zone piétonnière,
jardins, espaces communs comme le lavoir, etc.), ce qui répond à
l'exigence inconsciente de ruraliser la ville pour en assurer
l'équilibre interne. Josep Maria Fradera a signalé cet étrange
paradoxe qui veut que la bourgeoisie industrielle, commerçante
et urbaine de Barcelone entretienne une culture plutôt
anti-industrielle. Réfractaires aux changements sociaux
qu'implique l'industrialisation, les élites cultivent un profond
pessimisme quant au phénomène urbain. L'idéalisation du monde
rural, si éloignée de la réalité des violences paysannes des
campagnes catalanes, sa progressive conversion en une
représentation centrale de l'identité collective, reviennent à
définir les dangers d'une ville apocalyptique dont la croissance
incontrôlée menace la stabilité de la civilisation. Cerdà
s'inscrit naturellement dans ce cadre2.
Les 550 îlots, lieux de vie sédentaire,
sont irrigués par un réseau de voies perpendiculaires. La
structure en damier est le fruit de calculs rationnels que Cerdà
effectue en fonction du critère de circulation. Le plan ne
répond aucunement à des critères esthétiques propres à
satisfaire le besoin d'ordre et de hiérarchie du goût bourgeois.
En revanche, il est guidé par le souci d'un équilibre entre des
espaces mobiles et des espaces immobiles. D'où l'attention
particulière portée aux voies ferrées qui traversent la cité en
trois lignes parallèles, ou bien le soin apporté aux grandes
artères rectilignes qui augmentent la fluidité du transport : la
« Gran Via », la Diagonale, le Parallèle et la Méridienne. Le
gigantesque noeud routier que représente la place des Gloires
catalanes n'est pas, dans l'esprit du plan, un nouveau centre
ville, comme l'affirment ses détracteurs, mais un échangeur de
voies de communication.
En définitive, l'uniformité du plan Cerdà refuse la
conception centrée de la ville. Les
mansanas, regroupées rationnellement, composent des
quartiers (5 x 5 mansanas), des districts (10 x 10
mansanas) et des secteurs (20 x 20
mansanas). A chaque niveau de
cette organisation militaire correspond un niveau d'équipement:
une église, une école par quartier; un marché par district ; un
parc, un hôpital ou un édifice public majeur (prison,
administration, bibliothèque, etc.) par secteur. Un cimetière
principal et un abattoir unique sont prévus pour la ville. La
très grande cohérence du schéma cerdien interdit un traitement
différencié du centre ancien de Barcelone, considéré ni plus ni
moins comme un district supplémentaire. La négation de la
fonction de centralité du cœur historique heurte de front les
principes élémentaires d'urbanité que la bourgeoisie catalane
entend promouvoir.
En avril 1859, la municipalité lance un concours de projets
urbains pour tenter de contrecarrer le plan de Cerdà. Les bases
du concours se réfèrent à deux principes intangibles
d'organisation urbaine : le zonage des quartiers et la
hiérarchisation des voies publiques. C'est en effet le parti
pris adopté par les concurrents Rovira i Trias, Josep Fontséré,
futur concepteur du parc de la Citadelle, ou dans une moindre
mesure, Soler i Gloria, disciple et ami de Cerdà. Cette mesure
échoue et le plan Cerdà est reconfirmé par un second décret.
Au ministère de Fomento, les idées de l'urbanisme
progressiste ont remporté la partie comme partout ailleurs en
Europe et permettent ce passage en force. A Barcelone, la
polémique qui s'engage entre l'ingénieur Cerdà et Rovira i
Trias, l'élu malchanceux de la municipalité, résume notre propos
: l'architecte regrette l'absence d'un plan « centré et
harmonique ». Selon lui, l'égalitarisme du plan Cerdà conduit à
une forme d'anarchie, notamment parce que son uniformité empêche
de savoir par où doit commencer son édification. Contre un
Cerdà accusé d'introduire le désordre urbain, social et
politique, Rovira i Trias plaide pour une ville disciplinée.
Au cœur du débat sur la centralité se trouvent des gestions
différentes de l'espace et du temps.
L'élite bourgeoise de Barcelone accepte
mal le plan Cerdà. Dans un premier temps, le choix de
Cerdà a pu renforcer un sentiment d'incompréhension de la part
de Madrid, tissant des solidarités de fait dans la bourgeoisie
barcelonaise. Il n'y a pas de hasard à ce que l'opposant résolu
au plan Cerdà ait été Josep Puig i Cadafalch, l'une des grandes
figures du catalanisme. Il écrit par exemple dans La Veu de
Catalunya, le quotidien des régionalistes conservateurs : «
L'Ensanche est l'une des pires horreurs du monde ; rien,
assurément, ne l'égale si ce n'est les villes les plus vulgaires
d'Amérique latine ».
L'écart existant entre les élites urbaines et les défenseurs
du plan Cerdà détermine largement une attitude fondamentale pour
notre thème : l'obsession de corriger les principes cerdiens par
l'introduction de critères plus adéquats à la conception sociale
et politique des classes possédantes. Si
bien que l'histoire du plan Cerdà n'est que le récit de son
altération, des combats incessants que livre la municipalité
pour le modifier dans un sens qui lui convienne. Le plan
de réforme du vieux centre où des voies pénétrantes prolongent
les artères de l'Ensanche, la tentative d'aménagement des
murailles par la création d'une ceinture de larges boulevards,
l'imposition d'une grande place centrale qui fasse charnière
entre la vieille ville et la nouvelle, la future place de
Catalogne, les rectifications des ordonnances municipales en
matière de construction afin de laisser libre cours à la
spéculation immobilière, tout contribue à dénaturer le projet
originel, à réaffirmer une fonction de centralité que le plan
Cerdà a tenté de nier.
Stéphane Michonneau . «L'ENSANCHE DE BARCELONE, LA
CENTRALITÉ IMPOSSIBLE». rives, 2-1999, Mutations
politiques, mutations urbaines.
http://rives.revues.org/document148.html